vendredi, octobre 21, 2016

Marion Dapsance : « Les Occidentaux ont une vision idéalisée du bouddhisme »



Sogyal rinpoché n'est pas l’auteur du best-seller "Le Livre tibétain de la vie et de la mort", publié en 1992. "Ce livre, qui lui a valu sa fortune et sa notoriété, est en fait une reformulation d’un ouvrage de 1927 intitulé « Le Livre tibétain des morts », écrit par un Américain adepte de la Société théosophique (l’une des plus importantes écoles ésotériques occidentales du XIXe siècle). Ce dernier livre est donc déjà une création occidentale destinée à un public d’Occidentaux, réalisée à partir d’une sélection hasardeuse et mal comprise de prières tibétaines. Les proches de Sogyal Rinpoché (notamment Patrick Gaffney, disciple de longue date, qui est l’auteur véritable du livre avec Andrew Harvey, auteur d’ouvrages de « spiritualité » britannique) ont eu l’idée de reprendre « Le Livre tibétain des morts », pour le remettre au goût du jour. Il s’agit par conséquent, pour bonne part, d’un commentaire occidental d’un texte essentiellement occidental" .



Marion Dapsance


Marion Dapsance : « Les Occidentaux ont une vision idéalisée du bouddhisme »


Propos recueillis par Henri de Monvallier


Dans son enquête « Les Dévots du bouddhisme », Marion Dapsance révèle en quoi, selon elle, l’attrait des Occidentaux pour le bouddhisme repose sur un malentendu, fruit d’une profonde méconnaissance des cultures tibétaine… et chrétienne.

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser au bouddhisme ?
Marion Dapsance : Comme la plupart des Occidentaux, j’ai découvert le bouddhisme par les livres. Ceci est une particularité de ce que certains chercheurs ont appelé le bouddhisme « moderne », c’est-à-dire tel qu’il a été ré-imaginé en Occident à partir du XIXe siècle. Cet aspect livresque du bouddhisme est en effet un phénomène récent et typiquement occidental. La grande majorité des bouddhistes d’Asie – du moins jusqu’à une date récente – n’entretiennent pas ce type de rapport avec leur religion. Ils la découvrent par imprégnation culturelle et familiale, et leur pratique se résume souvent à la récitation de quelques prières, aux dons en faveur du clergé et à la vénération de reliques, dans le but de purifier leur karma. Les ouvrages de « philosophie » ou de « sagesse » bouddhique dont nous disposons depuis un siècle et demi en Occident sont pour une bonne part des réinventions calquées sur un modèle chrétien dont on prétend par ailleurs se distinguer. On présente certaines de ses séduisantes doctrines, mais on oublie de mentionner ses pratiques rituelles et dévotionnelles, qui rappelleraient malencontreusement « la religion », c’est-à-dire en fait le christianisme, dont sont issus les convertis, et qu’ils érigent en contre-modèle. J’ai commencé mon enquête à partir d’un simple constat : le décalage immense entre les discours sur le bouddhisme et les pratiques proposées par les enseignants bouddhistes, notamment tibétains.

Comment expliquez-vous que le bouddhisme puisse avoir en France une image très positive par rapport à ses concurrents monothéistes et qu’il attire donc beaucoup de personnes ?

Tout simplement parce que le bouddhisme est mal connu. Les Européens connaissent bien le christianisme, qui est au fondement de leur culture. Du moins leur est-il vaguement familier, car on ne peut plus vraiment dire qu’ils le connaissent encore réellement. Surtout, le christianisme est l’objet de moqueries et de dénigrements réguliers depuis le siècle des dites « Lumières », qui l’ont caricaturé et rendu intellectuellement inacceptable. Pourtant, la « Raison » ne saurait s’accommoder davantage de la réincarnation que de la résurrection, des pouvoirs surnaturels des bouddhas et bodhisattvas [êtres de compassion qui demeurent parmi les hommes pour les aider à atteindre l’Éveil, ndlr] que de ceux des saints, des enfers vajra que d’un purgatoire, de la divinité Tara que de la Vierge Marie, de la doctrine des trois corps du Bouddha que de la Trinité, etc. Or, il semble que les Occidentaux acceptent bien plus volontiers la mythologie bouddhiste que la théologie chrétienne – ce qui laisse entrevoir leurs réelles motivations : ce n’est pas, contrairement à ce qu’ils affirment, « la religion » qu’ils rejettent, mais bel et bien le christianisme.

Cela s’explique par le discrédit massivement jeté sur le christianisme depuis près de trois siècles, et par le fait que le bouddhisme ait été découvert (en tant que doctrine d’origine indienne distincte de l’hindouisme) dans des textes sanscrits par des savants européens du XIXe siècle, en plein contexte de sécularisation. Les textes doctrinaux découverts, déconnectés de toute réalité culturelle et sociale asiatique, ont ainsi été élevés au rang de « philosophie », et pensés sur le contre-modèle d’un christianisme démodé : sans Dieu, sans dogme, sans hiérarchie, sans surnaturel. Ce qui est faux : les divinités pullulent et les vérités à accepter sur parole sont légion. Quant à la soumission due au clergé fondée sur un principe inégalitaire, on ne la trouve pas dans le christianisme : les religieux bouddhistes sont ontologiquement supérieurs au commun des mortels, qui n’ont qu’à s’en prendre à leur karma pour expliquer leur infériorité foncière. Finalement, l’attrait a priori pour le bouddhisme n’est que le fruit d’une profonde méconnaissance des deux cultures.

Si on prend le nombre global de pratiquants du bouddhisme en France, les « dérives sectaires » liées à cette pratique spirituelle sont-elles de l’ordre de l’exceptionnel ou peut-on considérer qu’elles sont importantes, voire majoritaires ?

Ce que je décris dans mon livre peut s’apparenter à ce que l’on nomme couramment des « dérives sectaires ». Cela dit, je récuse une telle appellation, qui sous-entend qu’il existerait des normes claires que le lama en question transgresserait pour son propre avantage. Or, cela n’est pas tout à fait exact. En effet, il s’agit d’abord et avant tout d’un malentendu culturel au sujet de la notion même de « bouddhisme ». Comme je viens de vous le rappeler, les Occidentaux ont une vision livresque et idéalisée du bouddhisme. Ils s’attendent à ce que la réalité proposée par les lamas corresponde à leurs chimères – comme Madame Bovary croyait pouvoir retrouver dans ses rapports avec les hommes le romantisme mièvre et blafard de ses romans pour jeunes filles. Nous sommes, comme dans le cas de l’islam d’ailleurs, en plein bovarysme, c’est-à-dire en plein déni de l’altérité culturelle. La culture tibétaine n’est pas égalitaire, ni ne promeut spécialement le libre-arbitre (notions éminemment chrétiennes, que l’on persiste à vouloir trouver chez les autres). Ce que fait le maître Sogyal Rinpoché n’est rien d’autre qu’essayer d’inculquer aux Occidentaux les «bonnes manières» tibétaines – qui se trouvent être à l’opposé de l’idée que ces derniers se font du bouddhisme. Il est vrai cependant que cet enseignant est lui-même entraîné dans les méandres complexes et souvent pervers de l’échange interculturel : en s’occidentalisant, il est devenu nihiliste et cynique, utilisant sans vergogne les moyens offerts par la société de consommation et du spectacle pour diffuser son enseignement – et accessoirement rebâtir la fortune de sa famille, ruinée par l’invasion chinoise. Ce cas est loin d’être exceptionnel. Il est seulement caricatural.

Votre enquête tourne justement en grande partie autour de ce « maître » (lama) Sogyal Rinpoché. Pouvez-vous présenter brièvement ce personnage, la manière dont il s’est implanté en France et ce que vous avez pu observer ou savoir de lui à travers votre enquête ?

Il s’agit de l’un des enseignants bouddhistes tibétains les plus connus au monde. Il est l’auteur du best-seller « Le Livre tibétain de la vie et de la mort », publié en 1992. Ce livre, qui lui a valu sa fortune et sa notoriété, est en fait une reformulation d’un ouvrage de 1927 intitulé « Le Livre tibétain des morts », écrit par un Américain adepte de la Société théosophique (l’une des plus importantes écoles ésotériques occidentales du XIXe siècle). Ce dernier livre est donc déjà une création occidentale destinée à un public d’Occidentaux, réalisée à partir d’une sélection hasardeuse et mal comprise de prières tibétaines. Les proches de Sogyal Rinpoché (notamment Patrick Gaffney, disciple de longue date, qui est l’auteur véritable du livre avec Andrew Harvey, auteur d’ouvrages de « spiritualité » britannique) ont eu l’idée de reprendre « Le Livre tibétain des morts », pour le remettre au goût du jour. Il s’agit par conséquent, pour bonne part, d’un commentaire occidental d’un texte essentiellement occidental.

Nous sommes donc bien dans le malentendu culturel que j’évoquais tout à l’heure : on nous présente comme authentiquement tibétain une tradition qui ne l’est qu’à moitié. Et c’est en réalité pour la moitié occidentale qu’on y adhère, puisque c’est grâce à elle que cette religion si lointaine nous paraît étrangement si proche. Sogyal Rinpoché a compris l’opportunité commerciale que représentait cette publication et, à partir de là, sa carrière a décollé : il a rompu avec son maître et fondé sa propre école, qui n’existe pas au Tibet : Rigpa. Il s’agit ni plus ni moins d’une entreprise multinationale de formation bouddhiste. Sogyal Rinpoché s’est rapidement distingué par ses excès : relations sexuelles nombreuses avec ses disciples, autoritarisme, culte du chef, mode de vie luxueux… Sans doute n’a-t-il fait que céder aux attraits de la société de consommation dans laquelle il a brutalement été jeté. En ce sens, il n’est qu’une création occidentale : pourquoi le lui reprocher ? Il nous offre un miroir de nous-mêmes.

Pourquoi le dalaï-lama, l’autorité spirituelle suprême du bouddhisme tibétain, n’a-t-il jamais désavoué et « excommunié » publiquement Rinpoché si tout ce qu’on lui reproche est fondé ? Peut-on dire que, comme pour les affaires de pédophilie dans l’Église catholique, il a été « couvert » par certains de ses supérieurs ?

Je rappelle au sujet de la pédophilie qu’elle n’est pas le fait spécifique de l’Église catholique, dû au célibat des prêtres, etc. Les statistiques montrent que le phénomène concerne aussi bien l’école publique que les familles. Faut-il pour autant condamner l’école ou tirer comme conclusion que tous les pères de famille, les oncles, ou les cousins sont, de par leur position ou par nature, des prédateurs en puissance ? Malgré des fautes graves comme ces silences et ces complaisances auxquels vous faites allusion, l’Église a toujours considéré la pédophilie, à l’instar de toute forme d’atteinte à la personne humaine, comme un grave péché. Il n’y a aucune glorification de la pédophilie chez les catholiques. En revanche, le bouddhisme tibétain a bel et bien proposé à l’admiration de ses fidèles des modèles de maîtres violents. Il suffit de lire les hagiographies des maîtres Milarepa (1052-1135) et Drukpa Kunleg (1455-1529), dont le comportement à l’égard de ses disciples serait assimilé aujourd’hui à une véritable torture. Le tantrisme considère légitime l’usage de la violence, voire dans certains cas du meurtre. Vous ne trouverez pas de poignard rituel dans le catholicisme : mais il existe bel et bien dans le bouddhisme tibétain. La distinction est intéressante et révélatrice. On s’étonne de voir ce maître se comporter sans égard ni douceur envers ses étudiants : ce n’est que parce que nous avons en tête des modèles chrétiens. Cela étant dit, il est vrai que Sogyal Rinpoché sort de la norme tibétaine lorsqu’il applique à la lettre ces modèles de maîtres violents. Les lamas, ordinairement, tiennent ceux-ci pour mythologiques, et se comportent avec respect. La modernité (ou la « dérive ») de Sogyal Rinpoché consiste ainsi dans son application littérale de la mythologie bouddhiste tibétaine. C’est peut-être pour cette raison que le dalaï-lama ne le dénonce pas – outre le fait qu’il veuille conserver une image idyllique du bouddhisme tibétain, dans son propre intérêt.

Peut-on comparer les pratiques du bouddhisme que vous décrivez dans votre livre avec celles d’organisations comme Raël ou l’Église de scientologie ?

Je connais mal ces deux organisations, mais il me semble que ces trois phénomènes ne sont pas comparables. Dans les cas que vous évoquez, nous sommes dans un contexte exclusivement occidental. Les gens partagent les mêmes codes culturels, ils ont les mêmes repères sociaux, ils savent à quoi s’en tenir, ils assument souvent leurs choix et sont capables de se les expliquer – à l’intérieur d’un cadre culturel cohérent. Dans le cas de Sogyal Rinpoché, les choses sont beaucoup plus compliquées car il s’agit d’une interaction entre deux cultures très différentes. Les Occidentaux ne savent pas vraiment ce qu’ils peuvent et doivent attendre des lamas tibétains, ils projettent sur eux bon nombre d’attentes inconsidérées, les parent a priori de merveilleuses qualités, et ne savent pas comment interpréter les anomalies décelées sur le terrain. Cela donne lieu à des déconvenues, des désillusions, ou au contraire à un aveuglement persistant – quand ce ne sont pas des mystifications de la part d’enseignants (tibétains ou autres) qui tirent profit de l’ignorance et de la confiance du public. Les mécanismes peuvent être similaires d’un point de vue sociologique, mais au niveau culturel, scientologie, raëlisme et bouddhisme à l’occidentale sont très différents.

Au cours de cette enquête, quelle a été votre découverte la plus surprenante ou la plus inattendue ?


Ce qui m’a le plus étonnée, c’est que personne ne se soit posé ces questions avant moi – ou du moins n’ait accepté d’en parler publiquement. Je constate que rares sont les personnes qui s’intéressent au bouddhisme réel, tel qu’il est pratiqué en Asie et désormais en Occident. On préfère généralement s’imaginer ce qu’il n’est pas et devrait être. Le bovarysme a de beaux jours devant lui.

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